L’état de guerre est une histoire sans fin. Préserver la paix implique souvent se préparer à la guerre. Les relations entre États n’excluant pas jamais l’hypothèse de recourir à la force armée « se déroulent à l’ombre de la guerre » et le recours à l’arme nucléaire est toujours possible (le risque d’un tel usage peut être estimé). Ainsi, avec la fin de la guerre froide, la boussole américaine fut orientée en direction de ce que l’on appelait le Tiers-monde en ligne de mire. Dès janvier 1991, en plein crise du Golfe, le Secrétaire à la Défense Dick Cheney a publié un document top-secret intitulé Nuclear Weapons Employment Policy appelant les militaires à planifier des opérations nucléaires contre des nations capables de développer des armes de destruction massive (ADM). En mars suivant, le Joint Military Net Assessment a conclu que les forces nucléaires non-stratégiques pourraient « assumer un rôle plus large dans le monde en réponse à la prolifération des capacités nucléaires parmi les pays du Tiers-Monde ». Les Américains ont toujours refusé de renoncer à la politique de non-utilisation nucléaire en premier. Pourtant, un principe fondamental de la théorie de la dissuasion, énoncée pour la première fois et popularisée par Thomas Schelling, est que la limitation de ses options peut être bénéfique pour la dissuasion et la stabilité stratégique. Malheureusement, la politique américaine de non-prolifération depuis la fin de la guerre froide a décidément été unilatérale, négligeant souvent d’évaluer les raisons pour lesquelles les Etats se dotent d’armes nucléaires.
Au regard de l’histoire de la prolifération, la décision d’engager un programme nucléaire militaire repose sur un certain nombre de conditions : l’existence ou la perception d’une menace grave, l’absence de garanties de sécurité crédibles, le besoin d’affirmer l’identité nationale, et la disponibilité d’un savoir-faire et de capitaux importants. Le risque de prolifération peut être considéré comme extrêmement élevé dès lors que les quatre facteurs sont réunis. À la lumière de ces critères l’Iran est un candidat sérieux à la prolifération. Sa posture ambiguë doit, pour être correctement appréhendée, être envisagée dans son contexte géopolitique actuel. La démarche proliférante résulte avant tout du projet politico-stratégique que nourrit le pays agissant, projet qui est en fonction de sa vision de la situation géostratégique de son environnement proche, voir lointain. Plus concrètement, la stratégie américaine d’encerclement constitue pour l’Iran une violation de son espace de sécurité immédiat et une atteinte aux intérêts vitaux du régime. Si la politique des Etats-Unis continue de négliger les pilotes nucléaires qui motivent les Etats à se doter d’armes nucléaires, les efforts pour stopper la prolifération sont certainement voués à l’échec. Donc les Etats-Unis doivent impérativement revoir de manière inconditionnelle la nature potentiellement provocatrice de leur stratégie de sécurité nationale. L’incertitude autour de l’accord nucléaire avec l’Iran découle de vision profondément opposée.
Centralité géopolitique et pragmatisme aigu :
L’Iran, une grande nation, est trop importante stratégiquement pour être ignorée ou isolée. Avec une situation géopolitique qualifiée d’« empire de milieu », l’Iran se retrouve à l’intersection de plusieurs mondes (Arabe, turc, indien, russe), au point de rencontre de plusieurs espaces (Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, sous-continent indien, zone de la Golfe Persique), entre trois mers (Caspienne, Golfe Persique, mer d’Oman), non loin de l’Europe et à la porte de l’Asie centrale. L’élément central dans cette appréciation : l’Iran est le seul pays faisant la jonction entre deux bassins pétroliers et gaziers les plus important du monde -le Golfe Persique et de la Caspienne. Dans cette équation, la position géostratégique de l’Iran joue un rôle important pour désenclaver une partie des réserves de pétrole de la Caspienne. L’évolution politique d’un tel pays aussi important stratégiquement aura absolument des implications au niveau régional et mondial. Que Téhéran s’engage dans un processus d’adoucissement intérieur et extérieur ou, au contraire, se lance sur la voie, de la confrontation, la donne géopolitique de la région s’en trouvera profondément affectée.
La République islamique d’Iran doit être analysée en oubliant la guerre froide et l’islam politique révolutionnaire des années 1980. La politique extérieure du pays n’est pas dans l’affrontement, mais dans la revendication de l’indépendance. Les iraniens sont de bons négociateurs ; pragmatiques et n’ont rien de dogmatiques et de révolutionnaires. Ils ont un sens aigus des affaires et des rapports de forces. Avec eux, ce n’est qu’une fois l’accord est signé qu’ils négocient. DAECH a mis en évidence la nouvelle identité et le rôle potentiel de l’Iran comme puissance régionale stable. L’histoire iranienne a emprunté des chemins compliqués pour faire de ce pays un partenaire difficile mais incontrôlable dans la construction d’une politique de sécurité crédible dans une région très sensible où il existe une zone d’influence iranienne qui s’élargissent aux républiques d’Asie centrale, aux voisins afghans et pakistanais et, évidemment, à l’ensemble des pays du Golfe. L’intervention américaine en Irak a eu pour conséquences directes d’ouvrir les États du Golfe aux influences iraniennes. La communauté chiite -qui représente que 10 % de l’ensemble des pays musulmans dans le monde, mais qui est majoritaire en Irak (60%) et en Iran (80%)- a désormais acquis un statut officiel et une légitimité internationale reconnue.
Etats-Unis/Iran : confrontation d’ambitions :
Téhéran poursuit un objectif géopolitique d’envergure : rompre son isolement et devenir le moteur d’opposition à la présence militaire au Moyen-Orient. Déjà allié de la Russie et coopérant avec la Chine, l’Iran joue la carte de la fraternité islamique contre l’omniprésence américaine. Le pays a appris le pragmatisme et pratique une politique d’ouverture diplomatique tous azimuts. Les relations entre l’Iran et le reste du mode reposent sur trois axes : le nationalisme, l’internationalisme et l’Islam (tout au long du XXe siècle, chaque régime s’est concentré sur l’un d’eux : le nationalisme avec Reza Shah dans les années 30, l’internationalisme et les relations avec l’occident avec Reza Shah Pahlavi, l’islam après la révolution). La politique iranienne reflète un mariage/rééquilibrage de ces trois piliers. Ainsi, la stratégie iranienne apparaît comme un mélange de visées régionales et de dissuasion contre certaines menaces ; le tout associé à une tentative de créer un système coopératif d’alliances. L’Iran veut installer au Moyen-Orient un ordre alternatif à l’hégémonie américaine. Sa politique étrangère ne peut avoir l’image d’un grand délinquant, elle est tout sauf aventuriste bien que le pays est prisonnier des contradictions de sa propre Constitution. Car l’existence de nombreux centres décisionnels est un autre problème qui ajoute de la confusion dans le secteur de la politique étrangère. Ceux-ci se neutralisent et paralysent la diplomatie iranienne.
En revanche, les États-Unis cherchent à consolider leur domination sur une région névralgique. Trois constantes quasi-immuables caractérisent l’approche américaine au Moyen-Orient : hégémonie, institutionnalisation de relais politiques locaux et consolidation des acquis stratégiques. Dès lors la politique américaine dans la région est définie de manière à garantir l’aboutissement de trois objectifs-phares : la préservation des intérêts d’Israël, la mise en difficulté de la Russie et autres concurrents potentiels notamment la Chine, et le maintien des intérêts pétroliers. Cela dit, « la grande stratégie » américaine dans la région reprenant le principe de l’empire britannique, visait à empêcher l’émergence d’une puissance régionale au Moyen-Orient c’est-à-dire étendre les principes de a doctrine de Monroe (asseoir la domination des Etats-Unis sur) à la région. Les américains savent que le programme nucléaire iranien ne constitue pas une menace directe pour leurs pays, mais pris à long terme d’un point de vue stratégique, il pourrait s’avérer une menace militaire à leurs intérêts dans le Golfe Persique où l’influence américaine qui planait depuis des décennies pourrait tout simplement disparaître. La plausibilité de tels scénarios se renforce vue que l’hostilité américano-iranienne trouve ses racines dans les visions opposées de l’avenir du Moyen-Orient ;
- L’Iran atomique serait un concurrent direct des américains dans la région, avec qui ils doivent composer dans leurs comportements politiques, car il n’y a pas de place à la confrontation dans la même zone pour deux concurrents nucléaires.
- Les monarchies pétrolières du Golfe (qui se sont placées sous la protection américaine, voilà sept décennies) et certains petits pays musulmans d’Asie centrale placés sous le parapluie américain pourraient changer d’attitude du jour au lendemain eu égard à la nouvelle réalité des rapports de force. Cela impliquerait la « finlandisation » de facto de ses pays où la présence militaire américaine serait remise en cause.
- La tentation de l’Iran de lancer une alliance constituée de pays amis comme l’Irak, Syrie, etc. ayant pour objectif la construction d’un bloc ayant son poids militaire, économique et politique.
- L’autre crainte des États-Unis est de voir l’Iran s’allier à la Chine (obsédée par sa sécurité énergétique) et la Russie (animé par la volonté de réactivation de la politique étrangère russe en direction du Proche-Orient sous l’impulsion de Poutine). Une telle possibilité pourrait ressembler à une nouvelle alliance internationale en Asie, et entraverait les efforts d’extensions américains aux pays asiatiques ce qui a pour conséquence de mettre en péril la domination américaine au Proche et Moyen Orient.
La désastreuse guerre en Irak pour transformer le Moyen-Orient et le monde peut être la plus grande erreur stratégique, une bourde qui pourrait s’avérer fatal à l’empire américain. En 1988, Allan Millett et Williamson Murray faisaient valoir qu’aucune virtuosité opérationnelle ne peut compenser ou réparer les fautes fondamentales dans le jugement politique. Des erreurs de calcul aux niveaux politique et/ou stratégique conduisent à la défaite, et toute combinaison d’erreurs politico-stratégiques ont des résultats désastreux, même pour certains pays qui ont mis fin à la guerre en tant que membres de la coalition victorieuse. Comme c’est le cas de l’intervention de la coalition internationale en Irak où l’Iran s’est trouvé la principale force. Aucun pays ne bénéficie d’une influence comparable à celle de l’Iran en Irak. Les États-Unis se sont trouvés sans stratégie de reconstruction et les pays arabes sont incapables d’élaborer une vision commune. Au-delà de cette influence, c’est toute la stratégie américaine qui risque à terme d’être remise en question. L’Iran est plus que jamais aux yeux des Washington l’ennemi dont on a besoin. « Ami est parfois un mot vide de sens, ennemi jamais », écrivait V. Hugo : Ainsi peut être comparée la crise qui persiste entre les deux capitales.
Tewfik HAMEL, Chercheur en Histoire Militaire (Montpellier 3) et membre du Comité de lecture des revues Géostratégiques (France) et Magazine of Political Studies & International Relations (Liban).
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