Le 12 novembre 2025, le bloggeur John Hardie a publié quelques photos sur sur compte X.
https://x.com/JohnH105/status/1988481058111705327
Rien de spectaculaire au premier regard : un officier russe dans un poste de commandement, une baguette lumineuse pointée vers un écran d’ordinateur. Pourtant, ces images ont déclenché un débat intense dans les milieux spécialisés. L’interface affichée portait un nom jusqu’alors inconnu : ASTRAS. Un « Discord militaire », selon l’analyste américain. Une formule qui résume à elle seule l’étrangeté du moment : la Russie moderniserait ses communications de guerre en s’inspirant d’une application de gamers.

Pendant ce temps, à quelques centaines de kilomètres, les Ukrainiens perfectionnaient DELTA, leur propre système de gestion du champ de bataille, testé avec succès devant les représentants de l’OTAN en juillet 2024. Deux visions, deux architectures, deux manières de penser la guerre numérique. Entre ces lignes de code et ces interfaces se dessine une course technologique dont l’issue pourrait redéfinir les rapports de force bien au-delà du front ukrainien.
Une Interface Née du Terrain
ASTRAS n’est pas un système tombé du ciel. Derrière cette plateforme se cache une réalité plus prosaïque : l’usage massif, depuis 2024, de Discord par certaines unités russes en Ukraine. Le 80e bataillon de reconnaissance « Sparta » a ouvert la voie, adoptant l’application civile pour coordonner ses opérations. Une pratique qui soulève autant de questions qu’elle n’apporte de solutions.
Discord permet de créer des canaux textuels, vocaux et vidéo avec une latence faible. Sur un champ de bataille fragmenté, où les unités opèrent dispersées et les hiérarchies traditionnelles peinent à suivre le rythme, cette modularité devient un atout. ASTRAS semble avoir repris cette architecture en y greffant des fonctionnalités militaires : flux vidéo de drones en temps réel, carte tactique interactive, communications sécurisées. L’interface visible sur les photos de Hardie montre trois sections distinctes. En haut, des flux provenant probablement de drones Orlan-10, ces plateformes de reconnaissance russes qui transmettent vidéos et images haute résolution. Au centre, une carte numérique où apparaissent positions amies et ennemies. Sur le côté, une messagerie et des outils de coordination.
Techniquement, ce type d’intégration nécessite une compatibilité avec les systèmes existants. Les drones Orlan-10 utilisent des fréquences complexes ( 850-930 MHz pour le contrôle, 3-4 et 8 GHz pour la vidéo ) et s’appuient sur la constellation GLONASS pour la navigation. Les flux vidéo doivent être acheminés en temps réel vers les postes de commandement, traités, puis affichés sur une interface unifiée. C’est là qu’interviennent probablement des systèmes comme Glaz-Groza, cette plateforme russe de coordination entre reconnaissance et frappe, qui transforme les données brutes en cibles exploitables.
Glaz-Groza fonctionne comme une carte géoréférencée où les opérateurs peuvent rapidement transmettre les coordonnées d’une cible aux unités d’artillerie. Le système intègre une bibliothèque de données balistiques pour tous les systèmes d’artillerie russes, permettant de verrouiller une cible en 2 à 4 minutes. Selon certains rapports, cette intégration aurait accru l’efficacité des tirs de 50%. Si ASTRAS parvient à fusionner ces outils dans une seule interface, le gain opérationnel serait considérable.
Mais cette inspiration civile porte en elle des faiblesses. Discord n’a jamais été pensé pour résister aux cyberattaques militaires. Les algorithmes sous-jacents, les protocoles de communication, tout cela a été conçu pour des utilisateurs civils, pas pour un environnement hostile où chaque transmission peut être interceptée, brouillée ou compromise. Si la Russie n’a pas entièrement réécrit le code – et rien ne prouve qu’elle l’ait fait – ASTRAS pourrait hériter de vulnérabilités invisibles mais exploitables.

DELTA, ou l’Art de la Décentralisation
Le système ukrainien DELTA n’a rien d’un prototype hâtivement bricolé. Développé depuis 2016 par le Centre des Innovations et des Technologies de Défense, il a évolué au fil de la guerre pour devenir ce que ses concepteurs appellent « un Google pour la guerre ». Après une connexion unique, les utilisateurs accèdent à différents modules : cartographie tactique, flux vidéo de drones, messagerie sécurisée, outils de planification, intégration des systèmes robotiques.
DELTA fonctionne en cloud, hébergé sur des serveurs publics qui ne sont pas détenus par l’armée ukrainienne. Cette architecture offre une résilience remarquable : si un centre de données est mis hors service – par une frappe russe, par exemple – le système bascule sur un autre. L’Ukraine a même envisagé d’héberger DELTA à l’étranger pour réduire encore davantage le risque d’interruption. Une approche radicalement différente de celle d’ASTRAS, qui semble reposer sur une infrastructure centralisée et probablement nationale.
En juillet 2024, lors de l’exercice CWIX de l’OTAN, les représentants ukrainiens ont testé DELTA pour son interopérabilité avec les systèmes alliés. Pendant les trois premières années de participation, ils n’avaient testé qu’un seul standard dans un seul domaine. En 2024, ils en ont testé cinq dans treize domaines différents. DELTA a prouvé sa capacité à échanger « l’image opérationnelle complète » avec les systèmes NATO : données aériennes, maritimes, terrestres, cyber, spatiales, médicales et logistiques, le tout dans les protocoles d’interopérabilité appropriés.
Le général Philippe Lavigne, commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN, et le vice-amiral Jeffrey Hughes, chef d’état-major adjoint pour le développement des capacités, ont assisté à la présentation. Ils ont salué le travail de l’équipe ukrainienne, impressionnés par le niveau de développement et le professionnalisme affiché malgré les contraintes de la guerre. Depuis, des discussions ont émergé au sein de l’OTAN sur l’utilisation potentielle de DELTA pour la planification conjointe des opérations.
Cette reconnaissance internationale contraste avec le silence entourant ASTRAS. John Hardie a noté l’absence presque totale de documentation publique sur le système russe, suggérant soit une phase expérimentale, soit une classification élevée. Mais ce silence peut aussi refléter une réalité plus prosaïque : ASTRAS n’est peut-être pas encore au niveau de maturité de DELTA.

Svod, ou l’Aveu d’un Problème Persistant
Le système Svod, annoncé officiellement par le Ministre russe de la Défense Belorusov en août 2025, révèle les failles chroniques de l’armée russe. Le ministre de la Défense a déclaré que Svod subirait des essais de combat expérimentaux entre septembre et novembre 2025, avant un déploiement potentiel à plus grande échelle. L’objectif : résoudre l’absence de sensibilisation tactique uniforme au champ de bataille.
Cette lacune a entravé les opérations russes tout au long du conflit en Ukraine. Les unités manquent d’une vision d’ensemble en temps réel, les informations circulent mal entre échelons, les commandants peinent à coordonner les feux et les mouvements. Svod est censé corriger ces défaillances en créant un système d’awareness situationnel centralisé. Mais le calendrier est révélateur : trois ans après le début de l’invasion, la Russie cherche encore à combler un retard structurel.
ASTRAS pourrait s’inscrire dans cette dynamique de modernisation accélérée. Le groupe de forces « Tsentr » a créé, en août 2025, une base de données complète des destructions de drones ennemis, avec des analyses des résultats de frappes. Le groupe a aussi testé un complexe logiciel-matériel pour l’analyse automatisée des informations entrantes. Belousov a souligné que ce système accumule des données destinées à l’intelligence artificielle, soulignant l’ambition russe de rattraper son retard technologique.
Sauf que cette ambition se heurte à des obstacles structurels. Les penseurs militaires russes eux-mêmes reconnaissent que les forces armées sont loin de ce qu’elles devraient être pour une guerre moderne. Les réformes préconisent des unités terrestres petites et agiles, soutenues par des drones, de l’artillerie de précision et de la guerre électronique. Mais les inefficacités structurelles, les contraintes politiques et les capacités industrielles limitées empêchent la mise en œuvre effective de ces concepts. Le résultat : une armée qui continue de s’appuyer sur la masse et la puissance de feu.
Les Radios Azart, ou la Vulnérabilité Héritée
Les communications d’ASTRAS reposeraient en partie sur les radios Azart, la famille la plus moderne du service russe. L’Azart R-187P fonctionne initialement sur fréquence fixe, utilisant le protocole TETRA à usage commercial, ce qui le rend vulnérable aux brouillages électroniques. La Russie a progressivement amélioré le système au fil du conflit, développant des capacités de saut de fréquence (jusqu’à 20 000 fréquences par seconde en mode chiffré). Mais de nombreuses implémentations restent non chiffrées pour maintenir la compatibilité avec les équipements plus anciens.
Cette dépendance aux infrastructures civiles et aux protocoles partiellement non sécurisés crée des points faibles exploitables. Les groupes de hackers soutenus par la Russie développent des exploits contre les services de messagerie chiffrée utilisés par les militaires des deux côtés ( Signal, WhatsApp, Telegram). Le groupe APT44, lié au Renseignement militaire russe, a développé des codes QR malveillants qui, une fois scannés, donnent accès en temps réel aux messages de la victime.
Kropyva, l’Autre Visage de la Guerre Numérique Ukrainienne
DELTA opère au niveau stratégique, mais les forces ukrainiennes utilisent aussi Kropyva au niveau tactique. Ce système de commande et contrôle automatise la gestion à différents échelons et fonctionne comme une plateforme de cartographie interactive permettant le marquage d’objets sur des cartes hors ligne et la communication simplifiée entre unités. Contrairement à DELTA, Kropyva travaille au plus près du front, transmettant les données au niveau supérieur de manière segmentée au niveau du bataillon.
Ensemble, DELTA et Kropyva constituent les systèmes de contrôle au combat les plus utilisés par l’armée ukrainienne selon un sondage du Ministère de la Défense. Cette approche en couches – tactique et stratégique – contraste avec la centralisation apparente d’ASTRAS. Les Ukrainiens ont compris qu’un système unique, aussi performant soit-il, reste vulnérable. Multiplier les niveaux, décentraliser les flux, c’est garantir la résilience.
L’Intelligence Artificielle, Horizon Lointain ou Virage Immédiat ?
Belorusov a insisté sur l’utilisation des données de drones pour développer l’IA. La Russie envisage explicitement de passer à des drones autonomes capables de reconnaître les cibles, de naviguer seuls et de s’engager sans supervision humaine. L’objectif : permettre aux drones de fonctionner en essaims, coordonnant leurs attaques et s’adaptant aux défenses ennemies en temps réel.
L’Ukraine, elle, avance méthodiquement. En 2024, les forces ukrainiennes ont commencé à acheter 10 000 drones équipés d’IA – une fraction des près de 2 millions de drones produits cette année-là -, mais un pas significatif. L’approche ukrainienne privilégie la perception de l’environnement, la reconnaissance des cibles et la navigation sans GPS. En décembre 2024, près de Lyptsi, les Ukrainiens ont mené leur première opération entièrement sans pilote, marquant une transition vers des opérations exclusivement non-pilotées.
Une Guerre des Systèmes, Pas Seulement des Armes
ASTRAS et DELTA incarnent deux visions de la guerre moderne. L’une centralisée, autarcique, inspirée d’outils civils et renforcée par des protocoles militaires. L’autre décentralisée, collaborative, pensée dès l’origine pour l’interopérabilité et la résilience. Entre les deux, une différence de philosophie qui reflète des cultures militaires opposées.
La Russie privilégie la verticalité, le contrôle centralisé, la coordination descendante. Cette approche fonctionne dans un environnement stable, où les hiérarchies sont respectées et les communications fluides. Mais sur un champ de bataille moderne, fragmenté, saturé de brouillages électroniques et de cyberattaques, la centralisation devient parfois une faiblesse. Un nœud compromis, et c’est toute la chaîne qui s’effondre.
L’Ukraine a choisi la décentralisation, la redondance, la modularité. DELTA fonctionne en cloud, héberge sur des serveurs publics, peut basculer à l’étranger si nécessaire. Kropyva opère au niveau tactique, transmettant les données vers le haut de manière segmentée. Cette architecture en couches garantit qu’aucun point de défaillance unique ne peut paralyser l’ensemble. C’est une approche plus complexe, plus coûteuse à mettre en œuvre, mais aussi plus résiliente.
Les prochains mois diront si ASTRAS et Svod parviennent à combler le retard russe. Les essais de combat prévus entre septembre et novembre 2025 fourniront des données précieuses.
Sources
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Caliber.Az, “ISW: Russian forces roll out Glaz/Groza system to streamline battlefield communication”, https://caliber.az/en/post/isw-russian-forces-roll-out-glaz-groza-system-to-streamline-battlefield-communication
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Computer Weekly, “Warning over privacy of encrypted messages as Russia targets Signal Messenger”, https://www.computerweekly.com/news/366619473/Warning-over-privacy-of-encrypted-messages-as-Russia-targets-Signal-Messenger
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Risky Business News, “Russian military personnel targeted with Android spyware reminiscent of Russia’s own tactics”, https://news.risky.biz/risky-bulletin-russian-military-personnel-targeted-with-android-spyware-reminiscent-of-russias-own-tactics/
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Kyiv24, “Russia transfers drone technology to North Korea for Shahed production”, https://kyiv24.com/en/russia-transfers-technologies-north-korea/
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Chatham House, “Russia’s struggle to modernize its military industry”, https://www.chathamhouse.org/2025/07/russias-struggle-modernize-its-military-industry/assessing-russias-approach-military
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